Planoise : deux mois après le décès d’Abdel-Malek, la pression ne retombe pas
À Planoise, l’émotion est restée vive. Quelques semaines après la disparition brutale d’Abdel-Malek, près de deux-cent personnes ont entamé une marche blanche afin de lui rendre un dernier hommage. Fauché à tout juste quinze ans par des tirs survenus dans un parc en plein après-midi, il est ici la troisième victime depuis 2020. Proches, habitants, associatifs, tenaient aussi à exprimer leur ras-le-bol de cette guerre des stup’ et de ses conséquences. Si les participants apparaissent désemparés face à la situation, ils exigent que tout les moyens soient désormais employés afin que cesse le carnage.
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Août 2022, retour à l’anormal.
Épilogue d’une « guerre » à bas bruit, qui avait pris la vie d’Houcine le 8 mars 2020. Mais aussi la seconde mort violente d’un mineur, après le meurtre de Lermirant. Le confinement avait laissé espérer la fin d’une sale période, ça n’aura donc été qu’une modeste trêve. Plus de deux ans que le climat demeure explosif entre les murs de ce grand ensemble de 17 500 âmes, conséquence de la déstabilisation du narcotrafic avec l’engagement du NPNRU. À l’image de Saint-Ouen dont « le Monde » a dressé le panorama, où les mêmes ressorts se retrouvent dans de multiples villes moyennes françaises.
Comme l’exposait déjà notre dossier du 21 août dernier, l’escalade était redevenue aussi rapide que brutale durant l’été 2022. Querelles de territoires et fusillades se sont ainsi de nouveau enchaîné, sous l’égide de commandos opérant dans l’espace public et munis d’armes lourdes. Une prophétie funeste, où déjà le parc Mandela faisait office de scène de crime. Ce soir-là heureusement, pas de blessés à déplorer. Mais une semaine plus tard lors d’une banale journée ensoleillé dédiée au football, Abdel-Malek dit Zizou était couché par une de ces munitions. Il avait seulement quinze ans.
« Mon fils, il était simple et gentil. Un rayon de soleil, toujours souriant. Il était sérieux à l’école, avait de bons résultats en mathématiques. Il voulait tenter une carrière en comptabilité au début, mais c’est finalement en pâtisserie qu’il pensait s’épanouir. Depuis tout petit il faisait des gâteaux pour nous, les voisins, les connaissances. Deux jours après son décès, il recevait d’ailleurs son brevet avec mention » se confie sa maman. Laquelle complète : « Ce que je veux c’est que cet engrenage s’arrête, que l’État et la Municipalité bougent enfin. Quand est-ce qu’on arrêtera de vivre dans la peur ? »
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« La force et la dignité de cette famille. »
À 14h00 esplanade Jean Charbonnier, une masse de jeunes et de mamans est au rendez-vous. À leur côté, anonymes et associatifs ont également fait le déplacement… comme Rémy Vienot, responsable d’Espoir et Fraternité Tsignanes venu depuis le Jura voisin pour l’occasion. Tee-shirt à l’effigie d’Abdel-Malek, ballons jaunes, pancartes et banderoles, ont été savamment préparés. La mère, très marquée, prend la parole, suivie des sœurs et d’autres membres de la famille. Toutes soulignent avoir été dévastées par le drame, emportant certes un petit garçon mais aussi ses proches.
« Je suis anéantie par la perte de mon enfant, et en colère car il n’est pas le premier à avoir perdu la vie. Nous sommes donc là pour Zizou, mais également afin que nous n’ayons plus jamais à endurer cela » reprend une oratrice. Fondateur de l’association « le Phare de l’Espoir » et très actif dans l’organisation, Khaled Cid ne manque pas de souligner « la force et la dignité de cette famille. » Avec calme et silence, le cortège s’élance dans les rues de Planoise. Avec à sa tête, trois grandes bannières : « stop à la violence », « justice pour Abdel-Malek » et « Zizou on ne t’oublie[ra] jamais. »
Ils sont au total près de deux-cent à marcher depuis la maison de quartier, entamant une boucle par l’avenue de l’Île-de-France, la rue de Bourgogne, le boulevard Salvador Allende… Une déambulation d’une petite heure, afin de retrouver un amoncellement de trois bâtiments situés au bout de la rue de Cologne. À l’endroit où leur fils, ami, camarade, est décédé, les pleurs et cris ne peuvent plus se contenir. Une clameur lourde, qui déchire les cœurs et tranche avec le ciel bleu placide. Dépôt de roses, lâché de ballons et prières se succèdent, alors que les plus intimes du défunt s’effondrent de douleur.
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Entre proches et officiels, le torchon brûle.
Une controverse a également pesé en filigranes, certains s’étant fait le relais d’interrogations suspicieuses plus ou moins ouvertes. Au premier rang desquels la Maire de Besançon Anne Vignot, dont les mots sur cette affaire ont été vécus comme une véritable condamnation de la victime par la famille d’Abdel-Malek. « En gros on lui reproche d’avoir été là au mauvais endroit et moment, en sous-entendant que sa mort résulterait de ses activités délictuelles… c’est absolument choquant ! » s’emporte la mère. Aux origines d’une telle équation, la présence du planoisien sur une zone fructueuse de deal.
Si les tirs résulteraient bien d’un probable règlement de compte lié au trafic et que le recours à de jeunes petites mains est attesté, l’affirmation apparaît pour le moins fragile et prématurée. La dizaine de points recensés intra-muros s’étale en effet tous les 180m² selon le DDSP du Doubs Yves Cellier, autrement dit blocs, commerces, écoles, etc., sont dans une proximité géographique immédiate. Lorsqu’on sait à fortiori qu’une balle d’AK-47 peut avoir une portée de 300m, l’ensemble des riverains et visiteurs pourraient donc de facto être suspectés s’ils venaient à être eux aussi des dommages collatéraux.
« Ceux qui parlent à notre place ne connaissent rien. De l’entrée de mon immeuble à ma boulangerie il y’a à peine vingt mètres, avec au milieu des vendeurs et rabatteurs… mais si demain mon fils est tué en allant chercher le pain, c’est pas le fait qu’il soit sorti de chez nous ou qu’il allait acheter des viennoiseries qu’on retiendra dans les unes. Tous nos gamins ne sont pas des anges, mais c’est facile de jeter le trouble dans ces conditions » tranche le père de trois enfants. « Business ou pas, ciblé ou non, personne ne mérite de mourir comme ça, encore moins un gamin » préfère conclure Khaled Cid.
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Quand la sociologie s’en mêle.
« L’enquête commence à peine, donc ça aurait été bien que politiques et médias fassent preuve d’un minimum de prudence avant d’orienter les choses en l’ouvrant à tord et à travers » s’agace une autre interlocutrice. Sur place les costards-cravates se font rares et discrets, surtout en comparaison avec le rassemblement du 2 septembre dernier. Si numériquement la similarité est acquise, en revanche la sociologie a cette fois radicalement changée. « Entre la population et ses représentants il y a une fracture, elle ne pouvait pas être plus explicitement visible » avance un manifestant.
L’ancienne directrice du collège Diderot et co-fondatrice du journal La Passerelle Joëlle Cailleaux le concède : « On ne peut pas demander aux élus de s’impliquer, et leur reprocher d’être là. Mais il faut le reconnaître, le contact ne se fait pas. Leur éloignement par rapport aux citoyens n’y est sans doute pas étranger. » Une réalité que déplore Séverine Véziès, responsable locale de la France Insoumise : « On peut être extérieure au quartier mais se sentir concernée par cette cause, c’est mon cas. Les critiques exprimées sont légitimes, mais essayons de tous se retrouver pour agir. »
Même son de cloche pour Laurent Croizier, député MoDem du Doubs. « Il s’agit d’apporter un soutien sincère à la famille, mais aussi d’accompagner les habitants dans leurs émotions. Les discussions et débats sont plus que nécessaires, mais aujourd’hui c’est la communion qui s’impose. Je me devais d’être là, tout en veillant à rester le plus sobre possible. » Reste que pour le parlementaire, seule une réflexion plus globale est à même de répondre aux enjeux de fond. « La fermeté permettra de ramener un calme salvateur, mais il y a aussi des questions plus larges qu’il faudra régler » insiste t-il.
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« La drogue, c’est une partie visible du problème. »
Entre les réflexes sécuritaires et la promesse d’une future cité verte et humaine, le vide est en effet palpable. La disparition progressive des gardiens d’immeubles, les menaces qui subsistent sur le « statut rep+ » du collège Denis Diderot, le maintien de certaines activités municipales par l’apport de contrats civiques estivaux, les bénéfices relatifs des dispositifs ZFU pour des jeunes frappés par le chômage, une considération absente lorsque des habitants demandent à préserver une passerelle, la pérennité incertaine de services tel le bureau de Poste de l’Île-de-France, sont notamment évoqués…
Autant d’exemples et d’inquiétudes qui fusent, ici et là. Un tableau que connaît bien Saïd Mechai, médiateur social pour le bailleur Néolia. « Les réseaux sont une gangrène, ils pourrissent la vie des habitants. Mais gardons également en tête que leur implantation est souvent le corollaire d’autres réalités, notamment économiques et sociales. La drogue, c’est une partie visible du problème. » C’est comme si ce samedi tous avaient déjà conscience que les « coups de filets » vantés par la police ne pourront résoudre l’essentiel, malgré une demande unanime et pressante « d’ordre. »
Après la rage et la tristesse, vient ainsi parfois la lassitude. Dans les rangs mêmes du défilé, on entend des interrogations s’élever quant à l’utilité d’un tel événement. Une résignation qui touche Nadia Hachemi, Présidente de l’association Planoise Valley : « Il était indispensable de marquer le coup, évidemment. J’ai des enfants, c’est à nous de se battre pour leur avenir. Nous serons là, à chaque fois qu’il le faudra. Saluer la mémoire d’Abdel-Malek ce n’est pas uniquement lui rendre hommage ou interpeller les pouvoirs publics, mais d’abord rappeler que c’était une personne… au-delà du fait-divers. »
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