Rétrospective : du 19 janvier au 49-3, deux mois de stratégies contestataires à Besançon
Après deux mois de contestation sociale contre la réforme des retraites, les syndicats et opposant.e.s demeurent plus que jamais mobilisé.e.s. Mais du premier défilé le 19 janvier au passage en force du gouvernement le 16 mars, les actions et stratégies ont considérablement varié à Besançon : grèves et manifestations, occupation et alternatives éducatives, blocages et cortèges sauvages, barricades et confrontations… rétrospective et regards croisés.
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Manif’ monstres et grèves modestes.
Lancée à partir du 19 janvier dernier, la contestation du projet de réforme des retraites a immédiatement atteint une approbation et une participation inédite… le tout sur pas moins de neuf dates majeures jusqu’au 15 mars, où les chiffres locaux oscillent entre un minimum de 2 000 jusqu’à une pointe de 16 000 participant.e.s comptabilisé.e.s selon les organisations syndicales. C’est-à-dire un des plus forts mouvement social de l’histoire, Lip et sa fameuse marche des 100 000 du 29 septembre 1973 faisant encore office de référence absolue. Mais en près de cinquante ans la situation a beaucoup évolué, pas seulement sur le plan industriel. C’est notamment le cas du taux de grévistes, l’usage de cette disposition demeurant relative surtout dans le secteur privé.
« Ce matin j’étais au taf, mais j’ai posé mon après-midi pour pouvoir venir… comme ça, tout le monde s’y retrouve » confiait par exemple Philippe, ouvrier du bâtiment. Ainsi dans la capitale comtoise comme dans bien d’autres localités, les salarié.e.s se sont surtout engagé.e.s de manière limitée, dans une démarche individuelle ou communautaire, moyennant un recours notable à « l’arrangement » avec leur employeur. « La force des travailleu.r.euse.s, c’est d’abord par cet outil redoutable. Sans manutentionnaire de la grande distribution, conduct.eur.rice de cars scolaires, agent.e administratif, plus rien ne se passe dans le pays. C’est en paralysant l’économie dans son essence même qu’on pèse vraiment dans le rapport de force » assène José Avillès, secrétaire de l’UD-CGT du Doubs.
Ce cheminot a ainsi cessé son travail depuis bientôt quinze jours, s’inscrivant au sein des ultimes « bastions » présents : l’énergie, l’éducation nationale, et la fonction publique territoriale. Un noyau moteur, mais diminué et parfois seul. Même si ici ou là on relève de belles démonstrations, comme avec le cinéma Victor Hugo le 30 janvier ou la Biocoop-la Mouillère le 7 mars. « Leur fermeture de soutien a donné du baume au cœur, mais tout le monde devrait s’en inspirer pour aller au-delà du symbole. Il est loin le temps de la Rhodiacéta, où toute une usine était en lutte… mais l’époque a changé, la solidarité et le CDI ne sont plus la règle ! Sur le fond et la forme on se doit donc de continuer à convaincre » admettait-on dans les rangs de la CFDT et d’UNSA, le 11 mars à Châteaufarine.
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Les deter’ et étudiant.e.s, outsiders du mouvement.
Mais pour d’autres voix, le problème n’est pas seulement là. « Aujourd’hui, les synergies se créent aussi au contact de la rue. On a été plusieurs millions à accepter les règles du jeu pendant deux mois, mais sans grande surprise nous n’avons pas été écouté.e.s. La massification reste nécessaire évidemment, néanmoins face à un pouvoir qui ne veut rien entendre il serait peut-être temps de ne plus retenir nos coups. C’est aussi ce que demande expressément la population, ne pas se contenter du défilé convenu d’un point A à un point B » estime par exemple Noëlle Ledeur, de SUD/Solidaires. Avec la FSU et FO, ces trois centrales ont été de toutes les opérations percutantes : blocage des Ateliers Municipaux, entrave des accès du dépôt Ginko bus, occupation du rond-point des Mercureaux…
Un procédé hors des sentiers battu qui pourrait coûter cher judiciairement, l’exigence de répression s’étant déjà abattue concernant de simples tagueurs de pochoirs et un ouvreur de publicités. « Un aveux d’échec qui va surtout emmerder les petites gens », taclent également des « camarades » plus modéré.e.s. « Malgré ces divergences parfois pesantes, l’unité demeure et c’est ça le plus important. Car c’est comme cela qu’on va gagner, dans la diversité mais ensemble » rassure Florian Cholley, secrétaire de l’UL-CGT de Besançon. Une certaine « radicalisation » n’en demeure pas moins palpable ces dernières semaines, souvent au-delà du consensus « institutionnel » instauré jusqu’alors. À la dernière date du 15 mars, jeunes, étudiant.e.s et autonomes étaient ainsi en tête de cortège.
Une portion rouge et noire visible, intersectionnelle, antifasciste, qui n’a pas peur de puiser dans les thèses révolutionnaires et libertaires. « La volonté de changement ne se limite plus à la simple question des retraites ou de la vie universitaire, à mon sens il y a un parfum inédit entre nuit debout et les gilets jaunes. Les activités, cours alternatifs et assemblées générales à l’amphithéâtre Donzelot sont ainsi une formidable expérience sociale et politique. Le message d’accueil à l’UFR-SLHS en est un parfait résumé, il proclame « le monde d’après c’est maintenant » » analyse un professeur qui se réclame d’une gauche autogestionnaire. Le site Megevand de la faculté de Lettres est d’ailleurs investi depuis le 7 mars, inspirant les sites de Canot et de la Bouloie, le lycée Louis Pasteur, et même l’ISBA.
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« Qu’on fasse tout cramer si il le faut. »
Jusqu’alors, le panorama dressé était certes éloquent mais « traditionnel. » En tout cas avant l’après-midi du 16 mars, lorsque la première Ministre Élisabeth Born est passée outre le vote des députés en actionnant l’article 49-3. Contre l’opinion, les syndicats, et donc le parlement, par ce choix le gouvernement prenait le risque d’allumer un véritable brasier. Spontanément dans toute la France, ce fut effectivement l’explosion : affrontements avec la police, manifestations sauvages, scènes d’émeutes urbaines. À Besançon aussi, le rassemblement organisé devant la Préfecture du Doubs s’est rapidement envolé vers ces latitudes : au niveau de Granvelle, un retour des boucliers, gaz lacrymogènes et barricades fut entrepris, une centaine de protestataires étant déterminé.e.s à mener la fronde.
Loin des stéréotypes simplistes et éculés de « hordes blacks blocs », ces éléments sont en réalité souvent impliqués depuis les premières grèves, encartés politiquement et syndicalement, insérés dans des études, un travail, une vie fêtarde ou de famille. On retrouve ainsi aux côté de T., dix-neuf ans, issu d’une classe moyenne rurale, menant une licence d’histoire, keffieh sur le visage, B., soixante-neuf ans, retraitée planoisienne, qui doit effectuer des ménages pour joindre les deux bouts. Deux vies dont les points de vue convergent vers un objectif, celui d’en finir avec cette société dont ielles exècrent l’injustice. « Moi ce que je veux, c’est que ça pète pour de bon. Qu’on arrête la demi-mesure, et qu’on fasse tout cramer si il le faut » lâche cette dernière, qui se dit « complètement dévastée par ce système. »
Les jours suivants se sont toutefois avérés plus calmes en Franche-Comté, ce que certaine.s traduisent par une volonté d’apaisement des deux fronts. « Si les Autorités veulent éviter l’escalade, elles ont intérêt à ne pas dégainer la matraque pour le moment et plutôt patienter dans l’éventualité que ça se tasse. Quoi qu’on en pense, en face ielles sont prêt.e.s à résister ouvertement aux uniformes et aux groupuscules d’extrême-droite. Même si au frontal les flics remporteraient la guerre, en attendant assumer une bataille ça voudrait dire transformer le cœur historique en no man’s land pendant un moment » prédit un observateur. Alors qu’une partie des partenaires sociaux espère canaliser cette gronde jugée « inquiétante mais marginale », d’autres appellent à amplifier cette voie insurrectionnelle.
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