9 février 2018 Share

Quand la mémoire du 8 février 1962 (massacre de Charonne) occultait celle du 17 octobre 1961

Auteurs : Geraud Bouvrot


[dropcap]I[/dropcap]l y a 56 ans, la répression d’une manifestation contre la guerre d’Algérie et l’OAS (Organisation Armée Secrète) déboucha sur « l’affaire de la station de métro Charonne », où neuf manifestants perdirent la vie. Du fait de la participation à cette manifestation d’organisations de la gauche française, ces tragiques événements ont connu une certaine diffusion auprès du grand public.

Mais cette « affaire » fut précédée d’un autre massacre quelques mois plus tôt, longtemps méconnu, et dont le nombre de victimes semble pourtant dépasser de très loin les neuf morts de Charonne. Également lié à la guerre d’Algérie, le massacre du 17 octobre 1961 a été perçu par les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster comme « la répression d’Etat la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine » (1).

Un écho de la guerre sur la métropole

En 1961, la guerre d’Algérie est encore un sujet d’actualité, même si les négociations d’Evian visent à y mettre fin. Tandis que le conflit militaire continue en Algérie, d’autres affrontements ont lieu dans la métropole, entre nord-africains et police française cette fois. La situation est tendue, d’autant plus que les négociations provoquent des dissensions dans chaque camp. D’un côté, la plupart des immigrés algériens sont favorables à l’indépendance: leur principale organisation est le FLN (Front National de Libération), mais il est divisé entre plusieurs tendances rivales. En face, le gouvernement français doit composer avec les partisans de l’Algérie française (et notamment avec l’OAS), qui tentent de saboter les négociations.

Une trêve est décrétée en juin 1961 par le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA, soit l’émanation politique du FLN), pour le temps des négociations. Mais la branche parisienne du FLN rompt cette trêve, et le 15 août, les échauffourées avec la police reprennent. Depuis le début de la guerre, les attentats contre la police et la répression effectuée par celle-ci sont allés en croissant, conduisant à des dizaines de morts de chaque côté (2). La tension déjà importante s’intensifie pendant l’été avec des attaques menées contre des policiers souvent isolés, auxquelles la police répond par un harcèlement permanent envers les nord-africains de la région parisienne, pour qui le passage à tabac devient de plus en plus fréquent.

Encourageant la montée des affrontements, le préfet de police de Paris, Maurice Papon, déclare que « pour un coup donné, nous en porterons dix » (3). Finalement, suite à la demande de syndicats policiers, un couvre-feu est instauré le 5 octobre pour les FMA (Français musulmans d’Algérie), leur conseillant de ne pas « circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement entre 20 h 30 et 5 h 30 du matin » (4). A partir de là, les cadavres de nord-africains repêchés dans la Seine depuis septembre deviennent encore plus nombreux, avec un véritable pic de violence lors du 17 octobre et des jours suivants.

Un pic de violence

Ce jour-là, le FLN appelle à manifester contre le couvre-feu. Celui-ci entravait bien sûr les activités nocturnes des militants FLN: mais c’était surtout la mesure de trop pour toute la communauté algérienne, qui se déplace en masse contre cette mesure discriminante, basée sur le faciès. Les consignes du FLN sont claires, cette manifestation ne doit pas être violente: les individus trouvés avec des armes seront mis à l’écart. Ce sont donc entre 20 000 et 30 000 Algériens qui se rendent à Paris, tentant de pénétrer dans les beaux quartiers et lançant des slogans, contre le couvre-feu et pour l’indépendance.

Les violences commencent dès le début de journée, avec plusieurs arrestations et passages à tabac. Pour les connaître, les historiens ont fait appel aux souvenirs de victimes mais également de policiers dénonçant leurs collègues. Le dispositif de 1658 policiers, gendarmes et CRS, mis en place contre cette manifestation non autorisée, lance une répression massive. Consigne est donnée d’appréhender les manifestants, de conduire les hommes au Palais des sports, les femmes et les enfants au poste de police de la rue Thorel, dans le IIe arrondissement. La tension des policiers est extrême, car ils sont convaincus qu’ils vont affronter des manifestants violents et armés. Des informateurs leur ont précisé que les manifestants ne seraient pas armés mais, sur les fréquences radio de leurs véhicules, de fausses informations leur annoncent que dans tel arrondissement cinq policiers ont déjà été tués par les Algériens, que dans tel autre il y a une dizaine de policiers blessés, et ainsi de suite (5). La masse des manifestants est impressionnante pour les policiers: ceux-ci, formant des barrages, laissent passer les femmes et enfants mais refoulent les hommes, suscitant des affrontements. Selon de nombreux témoignages, aux matraquages succèdent des meurtres par balle, des strangulations, des pendaisons et des noyades, tout au long de la journée. L’état de la voie publique en témoigne: chaussures perdues, débris de verre, flaques de sang, nombreux blessés gisant sur le trottoir. Le soir venu, lorsque la masse des manifestants s’approche des beaux quartiers, les violences deviennent plus nombreuses encore.

Il ressort de cette journée (et de celles qui suivirent) des centaines de blessés, ainsi qu’un nombre de morts incertain, mais également conséquent. Le gardien de la paix Joseph Gommenginger raconte que 6 000 personnes environ sont entassées dans le palais des sports, dont de nombreux blessés et même des morts. La préfecture de police se défend en insistant sur le caractère illégal de la manifestation, prétend que les nord-africains étaient violents (ce qui n’a pas été prouvé), et déclare que les nombreux individus retrouvés noyés dans la Seine sont certainement le fait de règlements de comptes internes au FLN.

Tout de suite après leur déroulement sanglant, ces événements ne marquèrent ni la France, ni les futurs responsables politiques de l’Algérie indépendante: eux aussi occultèrent longtemps, dans leur roman national, une manifestation organisée par des militants de la fédération de France du FLN, devenus leurs opposants. Présents uniquement dans les mémoires des individus présents ce jour-là, et de quelques groupes politiques d’extrême-gauche, les événements deviennent quasiment inexistants dans la mémoire collective. Il faudra attendre plusieurs dizaines d’années pour que l’on se remémore ces journées.

L’oubli collectif

C’est le sujet qu’a choisi le bisontin Fabrice Riceputi pour son ouvrage: il y relate l’enquête de Jean-Luc Einaudi, militant devenu historien majeur du 17 octobre. Avant que ce dernier ne dévoile ses recherches dans les années 1990, les faits peinent à revenir sur le devant de la scène.

Quelques semaines après le drame, un ouvrage nommé Ratonnades à Paris, écrit par la journaliste Paulette Péju, est saisi chez l’imprimeur lui-même. Le film de Jacques Paniel, Octobre à Paris, est aussi saisi, dès sa première projection en mars 1962. La fin de la guerre est alors marquée par un désir de passer à autre chose (6). Quelques évocations eurent lieu dans les années 1970-1980, mais souvent avec un certain flou: pour ceux qui affirmèrent des données précises, leurs affirmations parurent inconcevables. « Lorsqu’en 1980 Jean-Louis Péninou et Georges Mattei parvinrent à publier un dossier choc sur le 17 octobre dans Libération, ils se heurtèrent à une forte incrédulité, y compris chez les journalistes. Il en alla de même pour Didier Daeninckx quand parut son roman Meurtres pour mémoire, qui se situe en octobre 1961. Il dut fournir « ses preuves » à certains de ses lecteurs. Après deux décennies de refoulement de la guerre d’Algérie, qu’une telle violence ait pu s’exercer en plein Paris était devenu, aux yeux de beaucoup, simplement inconcevable et ne pouvait relever que d’une mythologie gauchiste. En outre, cela n’intéressait pas grand monde. En 1985, peu avant qu’Einaudi ne commençât son enquête, Michel Levine publia Les ratonnades d’Octobre, qui compilait une partie des sources existantes et livrait une chronologie éloquente des événements, du 2 au 31 octobre 1961. Au grand écoeurement de son auteur, le livre n’eut à peu près aucun écho. » (7)

Malgré les difficultés qu’ils rencontrèrent, ces auteurs ouvrirent le débat et encouragèrent les publications sur le sujet. Des visions nouvelles se font connaître, comme celles de hauts responsables du FLN (8) mais aussi de Maurice Papon lui-même, qui défend la version officielle (présentant un total de deux ou trois morts) et met en valeur son rôle pendant la guerre d’Algérie. Pour lui, c’était du préfet de police que dépendait essentiellement la victoire ou la défaite du FLN à Paris: « L’armée s’en charge en Algérie. En métropole, c’est l’affaire de la police. Dans la capitale, c’est la mission de la préfecture de police. » (9)

La décennie 1990

C’est en 1991 que paraît La Bataille de Paris, 17 octobre 1961, de Jean-Luc Einaudi. Révélateur des débats mémoriels relatifs à octobre 1961, ce travail suscite des réactions enthousiastes (chez les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster) et d’autres plus mitigées (comme celle de l’historien Jean-Paul Brunet, qui critique le manque de professionnalisme d’Einaudi ainsi que sa partialité (10)). Quoi qu’il en soit, il relance l’intérêt autour de ce sujet longtemps occulté. Basé sur des archives et des témoignages inédits, recueillis entre autres en Algérie, ce livre fait état d’une répression sanglante qui aurait causé environ 300 morts.

Maurice Papon à la préfecture de Bordeaux, en avril 1945.

Davantage encore, c’est le procès de Maurice Papon, entre 1997 et 1998, qui provoque un regain d’intérêt pour les événements d’octobre. Très médiatisé, ce procès porte sur la période de l’occupation allemande, où Papon, alors secrétaire général de la préfecture de Gironde, est accusé d’avoir pris part à la déportation de Juifs. Cependant, on y évoque aussi les violences de 1961, et Einaudi est appelé à témoigner sur le rôle qu’y a joué Papon. Ce procès, puis celui intenté ensuite par Papon contre Einaudi, contribuent à diffuser largement les faits. Entre les historiens, les débats sont encore vifs sur la méthode employée et sur le chiffre annoncé. Ainsi Jean-Paul Brunet, qui eut accès aux archives de la préfecture de Police, annonce entre 30 et 50 morts pour le 17 octobre et les jours qui suivirent; de son côté, pour la même période, Einaudi recense jusqu’à 393 décès, basé sur d’autres sources que celles de la préfecture. D’importants différends subsistent encore, mais le massacre est désormais connu: il semble admis dans la communauté scientifique et fait l’objet de nombreuses évocations.

Une « hypermnésie »?

D’ailleurs, pour Henri Rousso (11), l’abondante commémoration de cet événement dans les médias à chaque anniversaire, ainsi que la production très importante de livres et de films, d’histoire ou de fiction, le prenant pour objet depuis les années 2000, font qu’après une longue « amnésie », on pourrait désormais parler d’une « hypermnésie »: l’événement longtemps occulté aurait à présent une place disproportionnée dans la mémoire collective.

Il est vrai que le contraste est frappant entre les décennies d’après 1961 et celles qui suivirent le livre d’Einaudi et le procès de Papon: depuis les années quatre-vingt-dix, de nombreuses organisations se sont formées autour de cet événement, contre son oubli, pour l’ouverture des archives, l’étude de l’événement dans les programmes scolaires, et la création d’un lieu du souvenir. C’est ainsi qu’à Besançon, une plaque commémorative avait été apposée en 2011 sur le pont Battant.

Plaque commémorative du pont Saint-Michel, à Paris, apposée 40 ans après le massacre.

Pourtant, on peut relever qu’un événement peut être diffusé et « connu » sans être officiellement et politiquement « reconnu ». Si le maire de Paris, Bertrand Delanoë, a fait installer une plaque reconnaissant les faits sur le pont Saint-Michel en 2001, c’est en 2012 seulement, soit 51 ans après les faits, que la « tragédie du 17 octobre » est finalement admise du bout des lèvres, par François Hollande. (13) Cela fut suivi d’une proposition de loi consacrant le 19 mars 1962 comme journée du souvenir de toutes les victimes de la guerre d’Algérie. Celle-ci fut acceptée, et en 2016, pour la première fois, un président de la République participa aux commémorations d’octobre 1961. (14)

Une mémoire toujours douloureuse

A nouveau, ces actions relancèrent les débats, notamment de la part de personnalités des groupes Les Républicains et Front National, ainsi que chez des associations de rapatriés d’Algérie (15). De plus, aujourd’hui encore, le massacre n’est pas reconnu partout. Ainsi l’africaniste Bernard Lugan, enseignant à Lyon III, déclare que ce « massacre » est « imaginaire », « fruit d’un montage politique fait à l’époque par le FLN voulant peser psychologiquement sur les négociations en cours avec le gouvernement français ». (16)

Aujourd’hui, malgré les actions menées pendant le quinquennat socialiste, la définition de crime d’Etat n’est toujours pas reconnue. C’est ce que souhaiterait Fayçal Megherbi, avocat au barreau de Paris, à travers une loi mémorielle (17). Ces lois relancent fréquemment des polémiques, comme le firent la loi Gayssot en 1990 (interdisant la contestation des crimes contre l’humanité) et le texte du 23 février 2005, « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » (dit autrement, ce texte visait à établir le rôle positif des colons dans les anciennes colonies). Ce texte finalement refusé avait d’ailleurs suscité une réponse nommée « Liberté pour l’histoire ! », co-signée par 19 grands historiens français, qui n’admettaient pas que la loi écrive l’Histoire. (18)

Du côté des manuels scolaires, français comme algériens, la guerre d’Algérie a toujours été un cas particulier: selon les pays et les époques, il était d’usage de mettre en avant certains faits tout en occultant d’autres aspects. Par exemple, les luttes internes au FLN, ses méthodes et la lutte fratricide pour la prise du pouvoir contre le Mouvement nationaliste algérien (MNA) ne sont pas abordées en Algérie. En France, une fois la guerre appartenant au passé, il a fallu des dizaines d’années pour que des événements sensibles comme les émeutes de Sétif et Guelma, ainsi que la répression d’octobre 1961, soient peu à peu évoqués (19). Fabrice Riceputi note à ce propos que « l’absence de consensus minimal sur l’établissement des faits jusqu’à la fin des années 1990 a sans aucun doute considérablement marginalisé cet événement qui n’est du reste pas un événement à proprement parler décisif dans le déroulement de la guerre d’Algérie telle qu’on peut l’enseigner, au collège et au lycée, en un temps très limité. » (20)

Le souvenir de ces événements nous rappelle que les plaies de la décolonisation, et de la guerre d’Algérie en particulier, malgré les années passées, restent particulièrement sensibles. Entre la réalité des faits, débattue par les historiens, les mémoires particulières (des Algériens, de la police et des rapatriés notamment) et la reconnaissance du monde politique, les points de désaccord semblent difficilement dépassables.

 

Sources


(1) http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
(2) Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, Flammarion, 1999, p. 130-131
(3) Jean-Paul Brunet, Police contre FLN …, op. cit, p. 87-88
(4) Jean-Paul Brunet, Police contre FLN …, op. cit, p. 163
(5) Jean-Paul Brunet, Police contre FLN …, op. cit, p. 183-185.
(6) Fabrice Riceputi, La bataille d’Einaudi. Comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République., Neuvy-en-Champagne, Éditions le Passager clandestin, 2015, p. 37-60
(7) Fabrice Riceputi, La bataille d’Einaudi …, op. cit, p. 43
(8) Ali Haroun, La 7e Wilaya, Seuil, 1986
(9) Maurice Papon, Les chevaux du pouvoir — Le préfet de police du général de Gaulle ouvre ses dossiers — 1958-1967, Plon, 1988
(10) https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_du_17_octobre_1961#cite_ref-131
(11) Henri Rousso, La Guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Odile Jacob, 2004, p.127-151.
(13) http://www.lefigaro.fr/politique/2012/10/17/01002-20121017ARTFIG00747-17-octobre-1961-hollande-fait-repentance.php
(14) http://www.europe1.fr/politique/commemoration-du-19-mars-1962-la-droite-et-le-fn-sinsurgent-2696689
(15) Ibid
(16) http://bernardlugan.blogspot.fr/2017/10/17-octobre-1961-un-massacre-sans.html ; une réponse à sa version peut se trouver ici : http://cvuh.blogspot.fr/2012/11/les-forfaitures-intellectuelles-de-b.html
(17) http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/12/27/lois-memorielles-pour-en-finir-avec-ce-sport-legislatif-purement-francais_1623091_3232.html
(18) https://humanite.fr/memoire-le-crime-detat-du-17-octobre-1961-toujours-pas-reconnu-643853
(19) https://www.ladepeche.fr/article/2012/03/11/1308712-dans-les-manuels-francais-et-algeriens-un-difficile-effort-de-memoire.html
(20) Fabrice Riceputi, La bataille d’Einaudi …, op. cit, p.187

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