Besançon : ma cité a craqué
3 juillet 2023
Toufik-de-Planoise (97 articles)
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Besançon : ma cité a craqué

Dans la nuit du jeudi 29 au vendredi 30 juin, la ville de Besançon connaissait ses échauffourées les plus dures. Un épisode de violences urbaines sans précédent, dont localement le quartier de Planoise fut l’épicentre et la caisse de résonance. Mais au-delà d’un soulèvement souvent décrit comme soudain et spontané, cette explosion sociale traduit surtout le malaise profond d’une partie de la jeunesse ignorée des pouvoirs publics. Derrière le cliché d’émeutiers cagoulés, intéressés et dépolitisés, se dessinent des vies, des parcours, des motivations, que nous avons tenté de comprendre…

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ne dizaine de points chauds en Franche-Comté.
Dans la journée de mercredi, nos sources du renseignement se voulaient rassurantes quant à la situation envisagée dans notre région habituellement paisible. Pourtant le soir même, des incidents sporadiques éclataient déjà sur Besançon, Montbéliard et Belfort. Le prélude attendu d’un véritable tsunami, les riverains interrogés par nos soins étant unanimes sur le bouillonnement ambiant et ses effets à venir. Dès le lendemain, des localités insoupçonnables grossissaient encore la fronde : Dole, Lons-le-Saunier, Pontarlier, Saint-Claude, Vesoul, Gray, Lure, Héricourt, Luxeuil-les-Bains, ou même la bourgade de Saint-Loup-sur-Semouse et ses 2 947 résidents… du jamais vu. Dans la ville natale de Proudhon et Hugo, plusieurs quartiers fulminent : les Clairs-Soleils, Montrapon/Fontaine-Écu, Orchamps/Palente ; mais c’est surtout Planoise qui retient l’attention, tant la soirée du jeudi 29 juin y fut particulièrement critique.

Pendant environ quatre heures, plus de deux-cent protagonistes ont plongé ce pôle de 20 000 âmes dans un climat insurrectionnel : banque Crédit Mutuel ravagée, supermarché Euromarket pillé, barricades incendiaires et pluies de projectiles sur les forces de l’ordre. Certaines vidéos deviennent iconiques, telle la prise d’un coffre-fort ou la saisie d’un distributeur de bonbons. Sur les murs, apparaissent alors le prénom de Nahel, des références au précédent de 2005 ou le fameux acronyme ACAB. Longtemps dépassés par cette furie inouïe, les fonctionnaires dépêchés n’ont ainsi pu qu’alterner entre retraits à bonne distance et percées immédiatement mises en échec au prix de blessés. Une logique autant subie qu’assumée du maintien de l’ordre, résumée ainsi par un observateur : « le rapport de force fut trop inégal, du coup le plan c’était de laisser cramer puis d’intervenir après que ça se soit tassé. »
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Attroupements, incendie d’un véhicule et pillage du supermarché Euromarket – crédit : Toufik-de-Planoise..

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« On dirige enfin nos vies, mais aussi la leur. »
Ainsi que l’affirment des analystes, les participants étaient-ils tous aussi organisés et méthodiques qu’allégué ? Pour ceux avec qui nous avons échangé, ils répondent globalement par l’affirmative. « Sur le noyau dur, on s’inspire des black-blocs. Ça veut dire de petits cercles de confiance, groupés mais mouvants ; des échanges par messageries cryptées, ainsi que le port de cagoules, gants, vêtements sombres ; la mise en place de barricades et la destruction des caméras de vidéosurveillance, sans oublier si possible d’inscrire nos revendications ; quant aux cibles c’est assez libre, mais l’idée c’est de provoquer un maximum de dégâts et de pouvoir se servir tant qu’on le peut. Après je parle ici des plus deter[minés] et préparés, dans le tas il y a bien sur une grosse portion de massification, de mimétisme, de curiosité… mais plus que les réflexes évoqués pour que ça se passe sans accroc, c’est d’abord la rage qui parle. »

Entre concertation et spontanéité, le chaos est parfois maître… en atteste la charge contre une ambulance contenue in-extremis ou notre agression par quelques-uns réprimée, validant l’alchimie d’une effervescence hétéroclite davantage que la constitution d’un corps uniforme. Ce qui n’empêche pas les ambitions collectives, comme le projet de virées sur Chateaufarine et Chamars raconté par notre interlocuteur. « La plupart débattaient sur une grosse convergence, genre vendredi soir… mais ça allait au-delà de nos barres, on voulait rameuter Besac’. Encouragés par les images qui défilaient de toute la France, nous projetions de cibler le poste de la Gare-d’eau. C’est dans ces moments là que l’adrénaline est forte, grâce à ce pouvoir que nous prenons. Tout ces gens qui d’habitude nous méprisent et nous crachent dessus, bah pendant un temps on inverse le bordel : on dirige enfin nos vies, mais aussi la leur. »
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Focus sur un protagoniste, engagé dans une confrontation avec la police – crédit : Toufik-de-Planoise.

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Un sentiment de malaise très partagé.
Récemment majeurs ou encore mineurs, mus par un sentiment d’exclusion et d’injustice, unis dans leurs parcours et relations… les sociologies s’avèrent rigoureusement similaires au portrait que nous dressions il y a trois ans, le tout reposant sur des difficultés économiques en partie aussi examinées deux ans plus tôt. Une réalité que n’ignorent pas les élus et représentants locaux comme la Maire écologiste Anne Vignot, ayant déploré dans Libération que cette « société n’a pas su accompagner une jeunesse discriminée. » Tâches et enjeux de fond restent en effet rudes, y compris pour son administration : violences et racisme d’État, paupérisation galopante, absence de considération et de perspectives, s’ajoutent à un renouvellement urbain critiqué et à une guerre des stup’ ayant fait six morts en moins de douze mois. Sur ce baril de poudre, le drame du 27 juin dernier ne pouvait que se transformer en détonateur.

À un point de deal de l’Île-de-France, les charbonneurs ne cachent pas non plus leur rancœur. « Je suis là pour gagner ma vie et mettre un peu d’argent de côté, mais cette activité n’est pas une vocation ni une entreprise à long terme. Je partage pleinement l’exaspération, devenue une envie de vengeance irrépressible. Dans leur monde je suis un délinquant car j’essaie juste de survivre, alors que je n’ai jamais levé la main sur quiconque. Que je me fasse arrêter okey’ ce sont les risques du métier comme on dit, mais je ne suis pas un chien. La plupart des agents font ce qu’ils doivent dans les cadres, d’autres abusent obstinément : fouilles répétées, insultes offensantes, coups gratuits… ces derniers jours, moi aussi j’ai mis le business de côté pour que tout les costards-cravatent paient enfin le mal qu’ils ont fait. Avec un dossier comme celui-ci ou la bavure du 30 juillet 2020 à Planoise, on ne veut que du sang. »
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Attaque de la vitrine du supermarché Euromarket, à l’aide de parpaings – crédit : Maxime Lamboley.

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Besançon en état de siège.
Au lendemain la panique gagne logiquement les chancelleries, lesquelles annoncent des mesures drastiques pour tenter de reprendre la main : fermeture anticipée d’un certain nombre de services publics, suspension d’une large part des transports en commun, barricadage du commissariat central, mais aussi et surtout restriction inédite des libertés fondamentales. Avec l’approche d’une marche de « soutien aux soulèvements de Nanterre » à 20h00 sur Battant, la Préfecture agite clairement le spectre d’un embrasement généralisé pour sabrer la rue. À un peu plus d’une heure de l’événement, celle-ci publiait donc un arrêté interdisant toute manifestation sur l’ensemble de la commune jusqu’au 3 juillet. En parallèle, les enseignes de l’hyper-centre étaient fortement invitées à baisser leurs rideaux ; alors que des effectifs policiers considérables furent déployés, notamment afin de bloquer les ponts de la cité intra-muros.

« Trois jours d’émeutes auront été plus efficaces que six mois de défilés, ça donne forcément des idées » commente un vieux trotskyste. Sans aller jusque là, reste que les décisions prises par les autorités n’ont visiblement aucun poids sur le déroulement des mouvements sociaux de la capitale comtoise. Bien qu’elle n’ait pu franchir la rivière du Doubs et donc gagner la Boucle, la mobilisation s’est ainsi tenue comme si de rien n’était malgré les consignes appuyées de dispersion. Quelque trois-cent cinquante militants politiques, syndicaux et associatifs  y participaient selon nos estimations, souvent encouragées durant le parcours par des habitants mais aussi des petits commerçants des Arènes. « Quand on en est au point d’ébullition, les appels au calme n’ont pas d’effet. Face à une explosion il faut des actes forts, les discours creux se transforment en carburant » analyse une étudiante syndiquée à l’AEB.
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Manifestation de « soutien aux soulèvements de Nanterre », à Besançon – crédit : Toufik-de-Planoise.

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Salah Gaham, davantage qu’un simple square.
Ce week-end, les tensions sont finalement redescendues. Un quadrillage inédit a été instauré en ce sens, avec check-points stratégiques, contrôles d’identité massifs et même concours d’un hélicoptère. Un dispositif suffisant pour ne pas réitérer les sommets atteints à l’avant-veille, mais qui ne pouvait évidemment juguler toutes les velléités… exemple dans la nuit du samedi 1er au dimanche 2 juillet, où une armada d’uniformes déployée sur le secteur de l’Île-de-France est lourdement arrosée d’artifices. Derrière l’expansion du nombre d’interpellations et le retour d’un calme apparent, une colère profonde continue inévitablement de gronder. Un stock de 54 000 fusées était ainsi découvert à Cassin, ainsi que des dizaines de cocktails molotov du côté des Clairs-Soleils.

Mais plus que la répression, c’est sans doute la formation d’une veille de volontaires – des administrés et tenanciers de boutiques – ainsi que le relais actif des associations et acteurs socio-éducatifs qui pourront peut-être achever cet épisode. Avec des attentes, ainsi que le confiait un contractuel : « les besoins sont énormes, mais on doit pleurer pour la moindre subvention… je ne sais pas si les grosses têtes s’en rendent compte, mais virer des éducateurs, supprimer les concierges, privatiser les veilleurs, ça a des conséquences. Désolé de le dire mais il fallait que ça pète, qu’en haut ils entendent. Maintenant que c’est fait essayons de reconstruire sur des bases saines, n’attendons pas que ça vire au tragique. » Une conclusion plus lourde de sens qu’il n’y paraît, pour celui qui fut le témoin de la catastrophe survenue un certain 3 novembre 2005 au forum de Planoise en emportant la vie de Salah Gaham.
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