Enthoven à Besançon – ‘Une certaine liberté d’expression’ défendue à coup de matraque
22 septembre 2025
Emma Audrey (171 articles)
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Enthoven à Besançon – ‘Une certaine liberté d’expression’ défendue à coup de matraque

Ce 19 septembre, Raphaël Enthoven se déplaçait dans la capitale comtoise à l’invitation des organisateurs du salon bisontin « Livre dans la boucle ». Bémol, le , l’auteur réagissait aux plus de 200 assassinats ciblés de journalistes gazaouis par Israël avec cette phrase :

« Il n’y a AUCUN journaliste à Gaza. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d’otages avec une carte de presse »

Une fausse information propulsée sur internet par l’unité de propagande de l’armée israélienne et démentie par plusieurs ONG et syndicats de journalistes.

Ça a été la phrase de trop pour la maire de Besançon, Anne Vignot (EELV), qui a demandé l’annulation de sa venue au salon du livre. Il faut dire, ce n’est pas la première sortie polémique de l’écrivain. Enthoven s’est fait connaître aussi – entre autres – pour la propagation d’une autre fake news. Dans un tweet, supprimé depuis, il affirmait qu’un bébé aurait été “brûlé dans un four” lors de l’attaque de l’Hamas, fausse rumeur largement relayée sur le réseau d’extrême droite « X ».

Sur sa phrase choc sur les journalistes, il a redoublé en intensité et rajouté des précisions à plusieurs reprises sous son tweet initial (qui restent visibles à ce jour) :

On connaît des dizaines d’exemples avérés de faux « journalistes » qui sont en réalité des combattants du Hamas ou des preneurs d’otages. Combien d’exemples a-t-on de journalistes libres de travailler à Gaza qui ne soient liés ni de près ni de loin à l’organisation terroriste ? – en réponse à son propre tweet

ou, à un fan qu’il venait de perdre suite à la publication :

Bonjour, sachez que je retirerai les propos qui vous désolent quand on me citera des journalistes libres de travailler à Gaza qui ne soient pas liés au Hamas, d’une manière ou d’une autre. – écrivait-il le

Ce 9 septembre, suite aux décisions d’annulation de sa venue et finalement la reprogrammation de sa venue… Enthoven a déclaré au micro de France Inter « Je n’aurais jamais dû écrire la phrase « Il n’y a aucun journaliste à Gaza », même si les combattants du Hamas n’hésitent pas à porter le gilet « Presse », même si des dizaines de pseudo-journalistes sont en réalité là-bas des cadres de l’organisation terroriste, même si c’est difficile, impossible de travailler là-bas sans que le Hamas vous surveille […]« .

Malgré une décision qui semblait ferme, la maire de Besançon a fait marche arrière. Certains écrivains ont menacé de ne plus se rendre à Besançon. La maire a finalement annoncé par communiqué qu’elle n’avait jamais voulu faire de la censure, qu’elle avait entendu les « inquiétudes des acteurs de la chaîne du livre » et a posé la « question de la reprogrammation de M. Enthoven aux élus du bureau exécutif du Grand Besançon, qui se sont prononcés pour ».

Ainsi, ce 19 septembre, l’auteur s’est rendu à Besançon pour présenter son livre « L’Albatros ». Ce qui a été présenté comme une « lutte pour la liberté de l’expression » s’est au final transformé, dans une zone d’interdictions, d’interpellations et d’amendes pour avoir osé critiquer l’auteur, présent sur les lieux.

L’espace de « liberté littéraire », de « liberté d’expression », s’est ainsi transformé dans une zone presque militarisée, bunkérisée, avec la présence des « check-points » tenus par la police, barrières et espaces interdits à plus de 300 mètres autour du conservatoire bisontin. Une bulle de silence devait entourer les oreilles de l’auteur et ses soutiens venus faire la queue pour voir leur idole.

Pour couronner le tout, une interdiction de manifester a été déclarée par le Préfet du Doubs, qui a mis en place des moyens policiers importants pour qu’aucune voix ne puisse se faire entendre dans une zone tampon d’interdiction d’expression contraire à l’auteur. Toutes velléités de tractage, manifestation, mini-manifestation, micro-manifestation, ont été réprimées avec la violence caractéristique des policiers armés jusqu’aux dents et prêts à affronter les pires émeutiers littéraires, accompagnés par leurs collègues à moto, matraque prête à être utilisée.

Une autrice du salon expulsée manu militari

Cathy Jurado était présente sur le salon en tant qu’autrice. Cocréatrice de la tribune « Raphaël Enthoven et ses chevaliers blancs » elle « n’appelle ni à la censure ni au boycott

Cathy Jurado, autrice / Photo: capture FB

du festival du livre de Besançon » mais elle espérait voir « un public nombreux pour soutenir les voix qui portent une lutte sans lâcheté contre toutes les formes du fascisme ». Une tribune où certain·es auteur·rices seront « présent·es au Livre dans la Boucle pour défendre une autre vision de la littérature et de la Liberté. »

Présente sur le parvis de la FRAC dans la zone bunkerisée par la police, l’autrice a tenté de distribuer la tribune imprimée aux personnes sur place, mais sans succès car les policiers l’ont poussée et « exfiltrée » de la zone en quelques secondes. Elle témoigne :

« On avait bien notre badge d’auteurs du salon, on les a montrés aux policiers qui nous ont laissés passer et on est allés sur le parvis. Et donc là, il y avait tous les gens qui étaient en train de faire la queue pour entrer, je pense qu’il y avait un contrôle de sacs et des pièces d’identité. Nous avons vu des journalistes présents, dont une personne de Blast qui a été un peu bousculée, des policiers étaient un peu physiques avec lui.

Nous avons sorti nos tracts et nous avons commencé à les proposer aux gens qui étaient dans la file, mais sans les interpeller, sans scander, car on avait compris que la zone était sous le contrôle de la police et que d’autres personnes avaient été contrôlées, poussées et verbalisées. Une journaliste qui nous connaissait, qui savait qu’on était les auteurs de la tribune, est venue nous poser quelques questions, à vrai dire, un peu flippée, vu comment les policiers étaient en train de traiter son confrère de Blast. Nous avons eu le temps de dire quelques mots, qu’on était des auteurs, qu’on avait fait la tribune et qu’on venait tracter, car nous aussi, on avait droit à cette liberté d’expression. C’est là que des policiers, avec des gilets pare-balles et tout leur équipement sont venus par-derrière, ils m’ont attrapé, m’ont fait faire demi-tour et m’ont poussée du côté du Doubs.

J’ai dû lui dire, vous ne me touchez pas, je peux marcher toute seule, pour qu’il me lâche, mais il m’a forcée à aller dans un coin caché derrière le Conservatoire, pour que les gens ne puissent pas filmer et m’a demandé ma carte d’identité, mon adresse, donc une vraie vérification d’identité. J’ai demandé ce qu’ils me reprochaient, car j’avais mon badge autrice au salon du livre et donc j’avais le droit d’être sur place, auquel le policier a répondu : « la manifestation est interdite ». Je ne sais pas en quoi cela me concernait, j’ai posé la question s’ils m’avaient vue manifester, évidemment, sans réponse de sa part. J’ai essayé d’engager un peu la discussion, en demandant tout de même s’ils savaient qui ils protégeaient, question à laquelle il a répondu sèchement : « on ne protège personne ». Je suis aussi autrice et je n’ai jamais eu autant de policiers autour de mon stand pour me protéger. Le policier a gardé sa position « on empêche le trouble à l’ordre public ». Bon, moi je pense que c’est monsieur Enthoven le trouble à l’ordre public et qu’on devait protéger la démocratie, mais il m’a juste raccompagnée en dehors du périmètre de « sécurité », par l’arrière du Bastion. J’avais l’impression qu’on était en guerre, avec ces zones interdites. »

« Ils se présentent comme « les chevaliers blancs de la liberté de l’expression française », ils sortent leurs Voltaire, mais en fait ils sont des défenseurs d’idées d’extrême droite, qui se défendent entre eux. »

Même le rétropédalage d’Enthoven n’apporte pas grand-chose. Les auteurs et autrices s’expliquent : « Face à la polémique sur sa venue à Besançon, Enthoven rétropédale ces derniers jours. Clame une maladresse (Quid des maladresses puantes prononcées depuis des mois ?) Tactique classique de l’extrême droite qui ouvre la fameuse « fenêtre d’Overton » : deux pas en avant pour un en arrière. Et les idées nauséabondes de progresser dans l’opinion publique.

Où étaient les grands célébrants de la liberté, les j’écris-ton-nom, quand la cérémonie dédiée à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli a été déprogrammée en octobre 2023 à la Foire du Livre de Francfort, le plus gros événement de la planète qui soit dédié au livre ? L’union des éditeurs arabes a boycotté l’événement. A-t-on entendu nos petits Voltaire ? Y a-t-il eu, de façon plus générale, un soulèvement indigné de la part de nos chevaliers blancs (de peau) de la liberté d’expression concernant la répression systématique aux USA, en France et ailleurs, de la parole propalestinienne ? Devant les annulations répétées des conférences de Rima Hassan 2 Devant la grande difficulté qu’il y a eu, durant des mois, à prononcer ne serait-ce que le mot « génocide » sur les plateaux ? Pas vraiment. Mais : solidarité et grands principes pour défendre le premier apologiste du fascisme venu, surtout s’il est bien ancré dans les médias influents. »

Cathy Jurado a pu retourner plus tard au salon avec son confrère et co-créateur de la tribune Paul Kawczak, mais tout avait changé: « Ça fait une ambiance vraiment pourrie avec des gens à l’organisation qui défendent ces idées-là »

Des manifestants du collectif Palestine repoussés, verbalisés et un doigt cassé

Le collectif Palestine de Besançon, scindé en deux groupes, avec d’un côté « l’Association France-Palestine Solidarité » (AFPS) qui tractait en dehors de la zone bloquée par la police et de l’autre, une partie des membres Palestine Amitié, qui ont réussi à s’approcher davantage, en longeant le Doubs.

L’AFPS, avait déclaré leur présence sur les lieux, avec « l’objectif, d’interpeler la population et de montrer que notre ville est consciente » l’expliquent-ils au micro du Chni’: « On ne peut pas banaliser des affirmations aussi graves que la négation d’un génocide et l’incitation aux crimes de guerre ». Les forces de l’ordre ne leurs ont pas laissé de répit, deux personnes ont subi un contrôle d’identité et se sont vu appliquer une amende pour « la distribution de dépliants aux occupant·e·s d’un véhicule » alors que c’est un procédé souvent employé par une multitude d’associations, sans aucun problème auparavant.

De l’autre côté, un petit groupe a réussi à se rendre sur l’esplanade de la FRAC et à sortir une bannière sur laquelle il y avait une citation de Raphaël Enthoven. Nous avons pu échanger avec le manifestant qui a porté la bannière, il en témoigne :

« Il y avait une citation et des propos qu’il avait tenus sur un plateau de télé il y a pas très très longtemps, où il disait en parlant de la guerre en cours à Gaza « qu’il s’agit de bombardements ciblés et qui font des victimes collatérales ». Et donc c’était ce propos-là qui était sur la banderole. La banderole est restée déployée à peu près 20 secondes, peut-être 30 et alors qu’il n’y avait même aucune parole qui accompagnait cette action, juste la banderole déployée. Trois policiers sont venus, assez brusquement, nous confisquer la banderole et nous embarquer assez loin, histoire de ne pas voir cette parole d’Enthoven »

Une interpellation s’en est suivie, vécue comme très agressive par le manifestant, car les policiers l’ont littéralement porté en dehors de la zone dite de « sécurité » à l’abri des regards : « ils m’ont porté sur une centaine de mètres plus loin et une fois que c’était à l’abri des regards, contrôle d’identité et amende de 135€ pour manifestation interdite, donc une « manifestation » de deux personnes ».

Les journalistes de France 3 ont pu filmer cette évacuation « musclée »:

« Ce que j’essayais d’expliquer aux personnes présentes lors de l’interpellation, c’est ma surprise de voir que, d’un côté, il y avait tout un barouf médiatique qui glorifiait la liberté d’expression de monsieur Enthoven, et que, finalement, le simple fait d’exposer les propos qu’il avait lui-même tenus sur un plateau public était tout autant réprimé, comme si ces propos ne devaient pas être montrés.

Il y avait clairement un effort pour empêcher que ces citations soient mises en lumière. Pour cela, des dizaines de policiers avaient été mobilisés, peut-être même plus, sans compter les agents de sécurité présents dans la salle.

Et tout ce dispositif n’était pas là pour protéger la liberté d’expression, comme ils le prétendaient, mais bien pour empêcher une liberté d’expression jugée dérangeante : celle qui remet en cause les actions d’Israël en Palestine. »

Concernant les organisateurs, les manifestants s’interrogent, car « il y a eu pas mal de réactions de différents participants de « Livres dans la boucle » qui se positionnaient en défendant cette liberté d’expression si précieuse à leurs yeux, etc. est-ce qu’ils seraient surpris de savoir ce qu’il s’est passé là? Est-ce qu’ils vont faire un peu des pieds et des mains pour dire quelque chose de ce qui s’est passé là ? C’est-à-dire que d’une expression tout à fait pacifiste qui reprend les propos de monsieur Enthoven et qui ont donné lieu à une amende de 135 € et aussi le fait d’être porté, escorté par trois policiers et malmené. Est-ce qu’ils auront la même réaction par rapport à cette « si précieuse » liberté d’expression ? »

Cette répression policière ne s’est pas arrêtée ici. Plus grave encore, une personne qui ne manifestait pas, mais qui souhaitait récupérer son vélo d’après ses déclarations, s’est vue interpeler violemment et a fini avec un doigt cassé. Une femme qui l’accompagnait, complétement déboussolée, tentait d’expliquer aux policiers « On a rien fait, on voulais juste reprendre nos vélos ». À côté, par terre, un homme en train de tenir son poignet, maintenu, malgré la situation, par le bras, par un policier.

Quelques manifestants, arrivés pour soutenir ces deux personnes, vont se voir repousser aussi par la police. De façon inédite, alors que les effectifs de la police nationale étaient au complet, un policier de la municipalité s’est dépêché à repousser aussi des personnes venues demander ce qu’il se passait.

 

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Une situation ubuesque, pour l’un des manifestants qui témoigne de cette situation 

« J’avais un tee-shirt Palestine que j’avais mis à l’envers pour pas me faire repérer donc je l’ai remis droit. J’avais un drapeau Palestinien dans ma poche, je l’ai sorti et là, j’ai été exfiltré en une minute, une minute 30. Le commissaire qui est venu a commencé à me pousser violemment.

Donc, je lui ai demandé de se calmer et puis ils m’ont poussé petit à petit, vers la sortie, vers le pont de Bregille. Là, j’ai eu droit à un contrôle d’identité par un policier avec un langage politique proche de l’extrême droite,  « ceux qui sont pour la France, n’ont pas les mêmes intérêts que les autres », etc… Enfin, un langage très politique. Moi, je lui ai dit je n’ai pas envie de discuter politique avec vous, il a répondu, c’est parce que vous êtes sûr que j’ai raison. Et j’ai arrêté de discuter avec lui.

J’ai quand-même demandé au commissaire « mais pourquoi vous m’interpellez » ? Et il me dit « non, je ne vous interpelle pas ». Il n’y avait aucune raison de m’interpeler, absolument aucune raison. Il m’a répondu, non, ce n’est pas pour interpeler pour vous faire passer en dehors du périmètre et là, j’ai eu le droit à un procès-verbal que je n’ai pas signé.

Et puis en plus, il a essayé de me faire avouer, il avait un plan en tête, il m’a dit : « c’est vous qui criez comme ça ? » Je dis moi, crier ? Moi, je ne crie pas. « Pourtant vous avez un bel organe, hein ? » Je dis, « de quel organe vous parlez » parce que moi, j’ai un bel organe, mais je ne le montre pas en général, quoi.. » Je lui ai dit que moi, je n’ai pas crié, et de plus vous m’accusez d’avoir crié, mais vous n’étiez pas là. Il m’a rétorqué « vous contesterez ! » Il avait son plan et il n’y a pas que moi qui ai subi cela, plein d’autres ont eu des PV de la même façon. »

Au final, un arrière-gout de déni de démocratie pour ce manifestant aussi : « Ma conclusion, c’est que bon, je ne suis pas très surpris de voir un déni de démocratie. Et puis ici, si la liberté d’expression a été bafouée, eh bien, c’est bien nous qui étions les victimes ce soir parce qu’ils ont privatisé de fait un lieu public, on n’a pas pu s’exprimer, parce que sortir un drapeau palestinien, jusqu’à preuve du contraire, à moins d’être dans une dictature, ça me semblait encore la moindre des choses pour s’exprimer. Mais ça, ça nous a été interdit. Donc la liberté d’expression dont se réclame Enthoven, à cor et à cri, ça ne le dérange pas trop de pouvoir parler dans une salle uniquement avec ceux qui sont d’accord avec lui et de faire virer tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui.

La liberté d’expression est à géométrie variable avec ces gens-là.« 

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Emma Audrey

- Journaliste grand reporter.